Dans les années 20, « l’école de Brownsville » se posait en rivale des jug-bands de Memphis (TN) avec une approche beaucoup plus moderne et un ancrage bien plus profond dans le blues. Le « Brownsville Blues » se caractérisait par la brisure fréquente du rythme, l’improvisation dans les solos, une osmose guitare/guitare et surtout une interaction guitare/harmonica, nouveauté excitante pour l’époque. Au sein de « l’école de Brownsville » se détachait une figure populaire, en raison d’une expression vocale brisée, angoissée et au bord du sanglot, avec des phrases entamées par une plainte quelque peu déclamatoire. Appelé « Sleepy » à cause de la perte de son œil droit, qui, mi-fermé, donnait l’impression qu’il allait dormir, John Adam Estes aka Sleepy John Estes (1908-1984) allait rapidement devenir le chef de file de ce courant musical du Sud et, plus généralement, l’un des meilleurs représentants du blues chanté. Au début des années 20, il forme un orchestre à cordes avec de jeunes musiciens locaux : James « Yank » Rachell, aussi habile à la guitare qu’à la mandoline, avec lequel il joue dans Beale Street et les guitaristes Son Bonds et Charlie Pickett.
Dans la seconde moitié des années 20, Estes, Rachell et Jab Jones (piano et jug) forment le Three J’s Jug Band et tournent dans les alentours de Memphis où les jug-bands sont alors à la mode. Plus tard, il est rejoint par l’harmoniciste Hammie Nixon qui deviendra son gendre et un compagnon de route dévoué et attentif. Ensemble, ils voyagent abondamment jusqu’en 1934 et se joignent parfois à des « medicine shows » dans la région de Como (MS). Enfin, le tout jeune John Lee Curtis « Sonny Boy » Williamson I viendra un temps gravir autour d’eux.
Jasmine Records annonce que ce double CD de 52 titres couvre la période entre sa première session en 1929 et une session « inédite » chez Sun Records en 1952 (ndlr : en réalité, on peut trouver les 4 titres de cette session dans le coûteux coffret « Sun records : the blues years 1950-58 », Sun Box 105). Remarqués par Jim Jackson, John et James enregistrent pour Ralph Peer le patron de Victor Records en 1929 et 1930 plusieurs titres que l’on retrouve ici dans la compilation de Jasmine Records. De 1935 à 1941, John grave de nombreuses faces pour Champion/Decca puis Bluebird et remporte un vif succès dans le Sud avec « Someday Baby Blues », titre phare qui contribuera à le hisser jusqu’au sommet du Panthéon du blues. Chacune de ses chansons est une tranche d’autiobiographie, scandée avec un sens étrange du « timing » et une extrême économie d’accords de guitare. Avec un sens de l’observation aigu et un humour caustique, il décrit remarquablement le Sud ségrégationniste et les faits sociaux de l’époque. Plusieurs titres comme “Broken-Hearted, Ragged And Dirty Too “, “Divin’ Duck Blues”(1929), « Milk Cow Blues » (1930) où encore “Everybody Ought a Make A Change” (1938) sont devenus des standards repris par des artistes à dimension planétaire à l’instar de Muddy Waters en passant par Elvis Presley et Eric Clapton.
En outre, Bob Dylan et Robert Plant, le chanteur de Led Zeppelin, ont dit d’Estes qu’il avait été une de leurs premières influences. Au sommet de son inspiration, John enregistre plusieurs chefs d’oeuvre qui constituent son zénith artistique :”Down South Blues” (1935) -probable adaptation d’un thème identique de Alberta Hunter sur Paramount 12036 en mai 1923-, “Stop That Thing” (1935) et, bien sûr, “Someday Baby Blues” (1935) à la voix ultra-expressive semblant pleurer, avec un jeu de guitare syncopé vivant constamment en interaction avec un harmonica gémissant et omniprésent. Il est fréquemment admis que c’est John « Sleepy » Estes qui a créé le duo harmonica/guitare lequel est devenu la marque de fabrique du blues moderne. Son compère Hammie Nixon va jouer un rôle déterminant dans l’évolution du style des string-bands en repoussant le jeu d’harmonica en deuxième position, approche qui deviendra la référence du Chicago blues et du blues orchestral jusqu’à nos jours. Malgré ces merveilles, John reste encore éloigné des studios pendant de longs mois. En aout 1937 et avril 1938, accompagné de Nixon (harmonica), son cousin Charlie Pickett (guitare), Son Bonds (guitare), Lee Brown (kazoo), John grave encore quelques superbes titres comme “Vernita Blues”(1937), “Hobo Jungle Blues”(1937), “Liquid Store Blues”(1938), “Everybody Oughta Make A Change”(1938) pour Decca à New York. Cette fois, la session ne comprend que Estes et un second guitariste, soit Son Bonds, soit Charlie Pickett (de nombreux aficionados du blues sont d’avis qu’il s’agit très certainement de Bonds). Estes a toujours été un auteur-compositeur prolifique et inventif, et à ce stade, il avait mûri en tant que conteur.
Des chansons comme « Floating Bridge » (1937) étaient des pièces biographiques (celle-ci racontant une expérience de quasi-noyade) alors que « Governement Money » (1937) était une tranche de sociologie sociale. « Fire Department Blues » (1938) et « Brownsville Blues » (1938) dépeignent des portraits de sa ville natale. De retour à Chicago en 1940, il s’associera avec le guitariste Robert Lee Mac Coy (alias Robert Nighthawk) de nouveau pour le compte de Decca, puis l’année suivante, retrouve Son Bonds, pour une poignée de titres chez Bluebird (où il reprend le son de ses premières années). Il y enregistre le titre éponyme de cette compilation « Working Man Blues » (1941) qui est une autre tentative de commentaire social, critiquant le « nouvel ordre » par lequel les machines prennent progressivement le pas sur le travail des ouvriers agricoles avec cette phrase restée célèbre : « They oughta cut out so many trucks and tractors, white folks, you oughta work more mules and men » ce qui signifie littéralement : « Ils devraient supprimer tant de camions et de tracteurs, vous les Blancs, vous devriez faire travailler plus de mules et d’hommes ». Autre exemple de cette capacité à conter des histoires sensationnelles et inattendues avec « Lawyer Clark Blues » (1941) improbable éloge funèbre à un … avocat ! Après cette dernière séance en septembre 1941, John regagne Brownsville et se marie avec Ola (qui lui donnera quatre enfants). En 1948, de passage à Chicago avec Hammie Nixon et Raymond Thomas, il grave deux faces pour Ora Nelle « Harlem Bound » et « Stone Blind » (1948) (inédites jusqu’en 1974 et publiées par Barrelhouse). Deux ans plus tard, Estes devient complètement aveugle et réside à Memphis où il vit grâce à une maigre pension allouée par l’Etat du Tennessee.
En avril 1952, il réalise avec Lee Crisp (harmonica et washboard) une session aux studios Sun de Sam Phillips qui comprend « Registration Day Blues », « Policy Man », « Rats In My Kitchen » et « Runnin’ Around ». Ces titres sont restés inédits jusqu’en 1976 et ont été publiés partiellement par la firme Charly dans “Sun, the roots of rock vol.1 : catalyst”. La séance complète sera finalement publiée en 1987 sur un rare microsillon japonais “Memphis Country Blues In The 50’s” paru chez P-Vine. Au-delà de ces microsillons, on peut trouver les 4 titres en question dans le coûteux coffret “Sun Records : the Blues Years 1950-58” (voir supra). Puis, Estes tombe dans l’oubli jusqu’en 1961 période à laquelle le regretté Bob Koester, propriétaire du label chicagoan Delmark, l’aidera à rebondir et à entamer une prometteuse seconde carrière. Avec des notes de pochette écrites par Alfred Rhode, ce double cd est chaudement recommandé à tout amateur de blues qui s’intéresse, entre autres, à « l’école de Brownsville », autrement dit, qui apprécie tout particulièrement le jeu d’une formation en duo guitare/harmonica.
Robert Clifford Brown aka Washboard Sam (1910 ?- 1966) – également connu sous le pseudonyme de Shufflin’ Sam et Ham Gravy – était probablement le plus célèbre représentant de la planche à laver dans la musique blues. Ce fut l’un des artistes dominants d’avant-guerre et le représentant majeur du « Bluebird Sound » de Chicago. Le « Bluebird Sound » a anticipé le blues de Chicago de l’après-guerre, avec des arrangements serrés et fluides de petits groupes, complétés par un piano, une grosse caisse et souvent une clarinette ou un saxophone. Sam possédait une voix riche et puissante, particulièrement rugueuse et marquée d’un ample vibrato. Sa musique contenait plus que de simples réminiscences des orchestres à cordes de la country music texane, du Western Swing texan, du blues texan et louisianais ainsi que de la musique jazz de la Nouvelle Orléans. Il en résultait un cocktail épatant. Sam fournissait au washboard un accompagnement solide et intensément rythmique. Il avait ajouté une platine de phonographe et quelques cloches de vache à sa planche à laver pour lui donner plus de sonorité.
Très populaire dans la cité des vents, avec son blues swinguant et à l’humeur joyeuse et communicative, c’était un parolier prolifique qui composait des blues originaux, tour à tour durs, cyniques ou impertinents. Sam a enregistré de manière abondante et avec succès tout au long des années 1930 et 1940, généralement dans un format acoustique, en petit groupe, soutenu par des musiciens comme Big Bill Broonzy (guitare), Black Bob, Memphis Slim ou Roosevelt Sykes (piano), Frank Owens (saxophone), Ransom Knowling (contrebasse) ou Willie Dixon (basse), qui figurent tous sur cette compilation en deux cd. En tant qu’accompagnateur, Washboard Sam n’a pas seulement joué avec Broonzy, mais a également soutenu des bluesmen tels que Bukka White, Memphis Slim et Jazz Gillum. La présente compilation couvre ses années d’or, entre 1935 et 1953, principalement pour le label Bluebird, mais comprend également 52 de ses 170 enregistrements pour Vocalion, Decca, Perfect, Romeo, Montgomery Ward, Oriole, RCA Victor et Chess. On connait assez peu la vie de Robert Brown, mal documentée, sans interview et curieusement délaissée par les critiques du Chicago Blues d’avant-guerre. Sam naît à Walnut Ridge (Arkansas, près de la frontière du Texas). C’est le fils illégitime de Frank Broonzy, qui a également engendré Big Bill Broonzy. Sam a grandi dans l’Arkansas, où il travaillait dans une ferme. Il aurait été vite abandonné par sa mère (qui avait 16 ans à sa naissance) et élevé dans un orphelinat de Texarkana. Vers la fin des années 1920, il se retrouve à Memphis à jouer de son washboard avec Hammie Nixon et Sleepy John Estes. En 1932, Sam s’installe à Chicago.
Et c’est Broonzy qui l’aurait fait venir. Au début, il joue pour des pourboires, mais il commence bientôt à se produire régulièrement avec son demi-frère Big Bill Broonzy. Big Bill le présente alors au producteur Lester Melrose de Bluebird Records. Melrose lui trouve son surnom “Washboard Sam” et le fait enregistrer. En l’espace de quelques années, Sam assure la première partie de Broonzy sur les enregistrements Bluebird du guitariste. En 1935, Sam commence à enregistrer (avec du matériel de mauvaise qualité) pour Bluebird et Vocalion Records des titres tels que « Who Pumped The Wind In My Doughnut » ou « (Mama) Don’t Low » de Charles Davenport avec Bill Big Bronzy à la guitare. Parmi ses titres les plus prisés repris par le volume 1 de la compilation Jasmine, on peut écouter « Don’t Tear My Clothes » (1936), « Back Door Blues » (1937) qui deviendra « Tell Me Mama » chez les autres musiciens, « My Bucket’s Got A Hole In It » (1938), « She Belongs To The Devil » (1941). Parmi d’autres, « Morning Dove Blues » (1940) est un blues profond remarquable. « Diggin’ My Potatoes » (1939) est un énorme succès signé par Sam et Bill Big Bronzy qui interprétera plus tard le morceau. Billy Boy Arnold, James Cotton et d’autres suivront. Sam est alors l’un des bluesmen de Chicago les plus populaires, vendant de nombreux disques et jouant devant des salles combles dans les clubs de Chicago. Il enregistrera de nombreux morceaux, avec, entre autres, Memphis Slim ou Tampa Red. Sa voix forte et profonde et son talent de compositeur font oublier ses limites au style. Au début des années 1940, a lieu le tournant de la guerre : le son du Chicago Blues commençait à s’orienter vers ce qui allait devenir le R&B électrique, loin de l’insistance de Lester Melrose sur les influences du swing.
Bien qu’il ait continué à produire des sessions jusqu’au début des années 1950, Melrose a fini par être victime des tendances musicales dominantes. Idem pour Sam, qui, à l’approche des années 1950, verra sa gloire décliner, ayant du mal à s’adapter au nouveau blues électrique. Des titres comme « Rockin’ My Blues Away » ((1942) « Gold Old Cabbage Greens » (1942) apparaissent comme terriblement datés aux oreilles de la nouvelle clientèle noire du ghetto qui va bientôt plébisciter un certain Muddy Waters. Malgré la présence du jeune guitariste Willie Lacey ou du pianiste Roosevelt Sykes, qui a d’ores et déjà entamé sa reconversion vers le R&B, les dernières séances de Sam pour le label RCA-Victor (qui a délaissé le logo Bluebird) comme « You Can’t Have None Of That » (1947) ou le virevoltant jump blues « I Just Can’t Help It » (1947) avec la basse de Willie Dixon sonnent cruellement comme le chant du cygne. A l’instar de l’une de ses dernières séances d’enregistrement qui date de 1949 avec notamment « Soap And Water Blues » , « N° 1 Drunkard », « Maybe You’ll Love Me » (1949). Sam prend alors sa retraite de musicien et s’engage comme officier de police à Chicago. Il sort de son apathie pour enregistrer une antépénultième session de onze titres (dont seulement trois seront commercialisés) pour Chess Records en 1953 avec Memphis Slim et Big Bill Broonzy. Mais, les frères Chess ne croiront pas trop en une résurrection tardive.
Pour preuve, le ré-enregistrement de « Diggin’ My Potatoes » ne sera publié que dix ans plus tard en 1964 sous le nom de… Little Walter ! (Checker 1071). Au début des années 60, Willie Dixon et Memphis Slim tentent de persuader Sam de remonter sur scène pour profiter du renouveau du blues. Il refuse dans un premier temps, mais en 1963, il commence à donner des concerts dans des clubs et des cafés de Chicago et se produit au Chicago Blues Festival. Peu concerné par le Blues Revival, il ne participe pas, trop fatigué, semble-t-il, à l’American Folk Blues Festival de 1964 et 1965. Sam enregistre son avant-dernière session en mars l964 pour le compte de Spivey avec Homesick James et Big Walter Horton (?) et son ultime session pour une radio suédoise en mai 1964 dont plusieurs titres inédits sont parus en 2000 et 2004 sur le label Jefferson dans la série « I Blueskvarter Chicago » volume 2 & 3. Il meurt à Chicago en novembre 1966, d’une crise cardiaque. Washboard Sam a été l’un des artistes majeurs du Chicago blues des années 1935-1945 qui utilisait la planche à laver instrument de fortune propre à la musique traditionnelle du Sud jouée, entre autres, par les jug bands des années 20. Cette compilation Jasmine, “Diggin’ His Potatoes” en double CD rassemble certains des titres emblématiques de son œuvre abondante. Sans hésitation.










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